Et si le confinement remettait en cause notre vision de la liberté ?
- Roxane Marcilhacy
- 19 mars 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 mars 2020

Combien de personnes vous ont dit qu’elles “prenaient le temps de réfléchir à la vie” et voulaient “revoir leurs priorités” dans les dernières semaines ? A croire que quelques jours chez soi nous réveilleraient d’un rêve dans lequel nous étions perdus pour nous remettre sur le “droit chemin” ? Mais qu’est ce que ça veut dire ? Qu’avons nous appris grâce au confinement ? C’est la question que nous nous sommes posée en interrogeant longuement une quinzaine de personnes, principalement cadres et indépendants, sur leur expérience de la vie et du travail en confinement. Les conclusions détaillées dans cet article ne se veulent donc pas représentatives, mais ont pour la plupart été confirmées par l’étude quantitative du projet Corona work. Se confiner c’est “s’enfermer dans un lieu”. Du jour au lendemain, les Français vivent, dans des contextes extrêmement variés, une expérience proche de celle des prisonniers : pour le bien commun nous avons soudainement renoncé à l’une de nos libertés les plus parlantes, la liberté de circulation. Alors que beaucoup passaient la majorité de leur temps avec leurs collègues, les voilà enfermés avec leurs proches : “on va s’entre-tuer !” a été une réaction maintes fois entendue. Quel étonnement de découvrir qu’en réalité on en veut toujours plus : “je veux passer plus de temps avec mes proches”, “je me sens plus libre depuis que je travaille chez moi”. Sommes-nous, collectivement et volontairement, en train d’ajouter au repli physique imposé un repli émotionnel pour nous recentrer sur nous-même et ceux qui “comptent vraiment” ? C’est le premier enseignement et le plus largement répandu : le confinement semble accentuer les besoins de relations sociales “authentiques”. Sur plus de 850 personnes ayant répondu à notre étude, 55% disent vouloir changer leurs priorités et 48% vouloir faire plus attention à leurs proches.

Ce que disent ceux qui veulent changer leurs priorités
En réalité, il semble que dans les premières semaines du confinement, les relations sociales aient plutôt augmenté que diminué : “Je suis plus demandeuse avec les quelques personnes avec qui je parle. J’écris 15x plus, je forwarde des trucs beaucoup plus.”, en particulier pour les personnes qui sont confinées seules : “Je fais pas mal d’appels pour compenser, j’appelle des amis, j’appelle mes grand-mères que je n’appelle jamais”. C’est même pour certains l’occasion de faire renaître de vieilles amitiés : “J’appelle des copains que je n’avais pas appelés depuis longtemps”.
Cette forte augmentation des appels n’est néanmoins pas du goût de tout le monde : “On passe beaucoup de soirées en apéro call, ça commence à me gonfler, t’arrive pas à en placer une, 4-5 c’est un peu le max pour pouvoir parler aux gens.”
Compensation des premiers jours face à une situation inédite ou tendance de fond ? Dans tous les cas, il est frappant de constater deux choses :
plus il est difficile de se voir, plus on fait d’efforts pour communiquer
à première vue, les personnes interrogées n’attendent pas avec impatience la fin du confinement pour échapper à leurs proches et aller rencontrer de nouvelles personnes… pour l’instant.
Ce besoin accru de communication est-il aussi présent dans le milieu professionnel ? Il nous a semblé détecter au moins deux niveaux d’interprétation différents au sein de l’entreprise.
Plus de machine à café, plus de visibilité sur les horaires de départ et d’arrivée, plus de petite question en passant… Mais comment font les managers pour garder le niveau d’information dont ils ont besoin ?
Les solutions apportées sont évidemment multiples, mais les managers sont souvent à l’origine de la réorganisation du travail dans le contexte du télétravail en confinement et restent les garants du lien social : “On a mis en place des rendez-vous pour créer un sentiment d’appartenance à une équipe. On met en place plein de process qui n'existaient pas avant, on veut à tout prix créer du lien”. Certains voient même le télétravail comme une opportunité pour leurs équipes “ça va ressouder les équipes, on est meilleurs, on est moins à la bourre, les gens se poussent plus pour éviter de mettre les autres dans la merde.” Les plus optimistes voient cette période comme un moyen d’améliorer rapidement leur organisation “On a fait un gain de fluidité spectaculaire”, “Les réunions commencent à l’heure”. En un mot “On est obligés de mieux s’organiser”.
Ils sont même souvent à l’origine des fameux “visio café” : “Ca permet d’avoir des discussions informelles et de parler de tout et de rien”, voire des apéros : “Ils essayent de recréer du fun donc tous les jeudis soir il y a aura un pot du cabinet pour recréer du lien entre nous.”
Mais tout n’est pas toujours rose pour ceux qui doivent soutenir la motivation et le moral des équipes. Beaucoup remarquent ainsi une fatigue bien plus intense qu’habituellement à la fin de la journée : “Je me sens un peu obligée de checker toutes les personnes de l’équipe toute la journée, ça me prend beaucoup de temps. Parfois je finis ma journée et je suis émotionnellement vide parce que je remonte le moral de tout le monde.” Dans notre étude quantitative, plus de 25% des répondants trouvent les journées de télétravail plus fatigantes que leurs journées de travail habituelles.
Enfin, le fait de ne pas pouvoir physiquement voir si un collègue est disponible ou non provoque de nombreuses difficultés :
Des sollicitations encore plus intenses qu’habituellement : “Personne ne sait si tu es dispo ou non, donc les gens pensent que t’es dispo tout le temps. Je suis encore plus bombardée que d’habitude.”, “Ce qui est pénible c’est que tu es sollicité sur plein de canaux différents et de façon concomitante, les gens ne voient pas que je suis occupé”
Une grande frustration quand la personne en face ne répond pas : “c’est ultra frustrant lorsqu’on n’a pas de réponse, il faut être hyper clair sur qui est dispo quand.”, “Je ne sais pas si les personnes avec qui je dois communiquer sont présentes ou pas…”
Une communication fréquente et fluide est donc au coeur des préoccupations des managers afin de pouvoir continuer de travailler dans de bonnes conditions. Qu’en est-il des autres employés ?
Ce qu’on observe, de manière très paradoxale dans ce contexte de confinement, c’est que beaucoup de télétravailleurs nous parlent d’une nouvelle forme de liberté, voire de libération. Il faut le dire, on est enfin tranquille ! Déjà, notre manager est un peu moins sur notre dos : “C’est plus facile pour un mec de venir te donner des ordres en physique, c’est tout. Le télétravail, ça m’apporte plus de sérénité que de contraintes.”
Et quand il l’est, on trouve ça franchement scandaleux “Ils étaient pénibles dans mon cabinet la semaine dernière, 3 visio dans la semaine et en plus c’est visio avec caméra, donc moi je la coupe à chaque fois.”
Nos collègues aussi se tiennent à distance : “au travail, j’échange beaucoup avec les gens, on vient t’embêter avec des problèmes qui sont pas les tiens.”
En plus, il faut l’avouer, on n’apprécie pas tous nos collègues de la même façon : “Je n’ai plus d’interaction avec les personnes que je n’apprécie pas au bureau”, "Je ne suis pas sans cesse dérangé par les blagues des collègues"
Vous aussi vous pensiez que vos collègues étaient contents de vous voir ?
Tranquilles sans nos collègues, plus proches de notre famille… Pour certains le repli chez soi a bien l’air de se coupler avec un repli émotionnel : moi, ma famille, ma santé, ma liberté. Sur le plan professionnel, il est difficile d’imaginer que le confinement ne modifie pas à long terme nos méthodes de travail : les managers comme les salariés, tous semblent y voir des avantages en termes de liberté d’organisation, d’autonomie, voire de performance. Même les outils semblent à la hauteur du changement, dans beaucoup de métiers, ils rendent la présence physique de moins en moins indispensable... Un retour à la liberté donc, libre de travailler en pyjama, de faire du sport à 15h, de prendre le temps, de me concentrer sur l’essentiel… Mais pas libre de sortir.
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